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« Il y a un certain Mr Holt qui désire vous voir, monsieur Nash. Il dit que c’est urgent. »
David consulta sa montre. Huit heures trente. Il était arrivé au bureau à sept heures pour travailler sur un mémorandum à remettre dans les deux jours, et il n’en était qu’à la moitié. Il fut tenté de faire dire à Charlie de revenir plus tard, mais Charlie ne serait pas venu à pareille heure sans une bonne raison. Il soupira. « Dites-lui que je suis à lui dans une minute. » Il finit de corriger un paragraphe et rangea ce qu’il venait de faire soigneusement de côté ; puis il plaça un bloc-notes vierge sur son sous-main, resserra son nœud de cravate et enfila son veston.
Charlie Holt faisait les cent pas devant la balustrade séparant les clients de la rousse plantureuse qui tenait le rôle de réceptionniste chez Banks, Kelton, Skaarstad & Nash. Sauf que Charlie ne lorgnait pas la jeune femme ; il ne quittait pas des yeux les portes battantes qui donnaient sur les bureaux des avocats. Juriste d’affaires, Charlie, grand et chauve, n’avait jamais perdu, dans sa manière de se tenir, la raideur qu’il avait acquise dans les marines. Ses mouvements étaient brusques, saccadés, comme à la parade. Passer un moment avec lui était une expérience épuisante : on avait l’impression d’être le passager d’une voiture de sport lancée à fond dans les lacets sinueux d’une route de montagne.
David poussa les portes battantes et Charlie se précipita vers lui.
« Merci, Dave », dit-il avec précipitation, secouant énergiquement la main de David. « Gros pépin. Désolé de te tomber dessus à une heure pareille.
— Pas de problème. Qu’est-ce qui se passe ? demanda David en entraînant son collègue jusqu’à son bureau.
— Larry Stafford, l’un de nos associés. Tu le connais ?
— Il me semble l’avoir rencontré au banquet de l’association du barreau, le mois dernier. »
Charlie s’assit sans y être invité. Il contemplait le plancher et secouait la tête comme un homme qui a perdu tout espoir.
« C’est vraiment scandaleux.
— Mais quoi donc ? »
Holt sursauta.
« Comment ? Tu n’as pas lu les journaux ?
— Je suis ici depuis sept heures.
— Ah !… C’est en première page. Très mauvais pour le cabinet. » Il resta quelques instants songeur. « Pire encore pour Larry. On l’a arrêté. Sa femme m’a appelé hier au soir, tard. En larmes. Elle m’a demandé de l’aider. Je suis allé à la prison, mais je n’y connais rien en droit criminel. Bon sang, c’était même la première fois que je mettais les pieds dans une prison ! Ton nom m’est naturellement venu à l’esprit, si tu veux bien prendre l’affaire, Dave.
— Mais quelle affaire, Charlie ? De quoi est-il accusé ?
— De meurtre.
— De meurtre ? »
Holt acquiesça vigoureusement.
« Ils affirment qu’il aurait tué cette femme policier. Celle qui faisait semblant d’être une prostituée. »
David siffla et s’assit à son tour, lentement.
« Il est dans tous ses états. Il m’a fait promettre de te ramener aussi vite que possible. »
Holt se tut et attendit une réaction de David. Celui-ci s’était mis à faire des petits dessins sur son bloc-notes. Un avocat. Et ce meurtre. Une grosse affaire en perspective. La presse, la télé, ils allaient tous se bousculer. Et une bonne enquête, aussi. La police ne s’était sûrement pas lancée sans biscuits, avec le risque de se retrouver comme deux ronds de flanc. Ils avaient dû avoir de sacrées présomptions avant de bouger. Et mieux que de simples présomptions avant de se permettre d’arrêter un associé du cabinet d’avocats le plus important et le plus influent de la ville. Fichtre, la moitié des politiciens du coin avaient reçu des contributions non négligeables de Seymour Price !
« Qui paie la note, Charlie ? Ça va coûter un maximum.
— Jennifer. Sa femme. Ils ont de l’argent de côté. Elle a de la famille. Je lui ai posé la question. Elle m’a dit qu’elle pourrait s’arranger.
— Qu’est-ce qu’ils ont sur lui, Charlie ? »
Holt haussa les épaules.
« Je ne sais pas. Je te l’ai dit, je n’y connais rien en droit criminel. Je ne sais même pas à qui il faut demander.
— Que disent les journaux ?
— Ah oui ! Il y est question d’un témoin oculaire. Un autre policier. Jennifer m’a dit qu’ils avaient fouillé la maison et emporté une chemise et un pantalon appartenant à Larry.
— C’est exact, dit David, se souvenant d’un article de presse qu’il avait lu. Bert Ortiz travaillait avec elle. Il avait été assommé. Je ne savais pas qu’il avait vu le tueur.
— Tu le connais, cet Ortiz ?
— Bien sûr. Il appartient aux mœurs. Il a témoigné lors de plusieurs de mes procès.
— Alors, tu vas t’en occuper ? »
David regarda le mémorandum inachevé. Avait-il envie, en ce moment, de prendre en charge une affaire de cette ampleur ?
« Jennifer m’a juré qu’il ne l’avait pas fait. Elle affirme qu’ils étaient ensemble à la maison, le soir du crime.
— Elle l’affirme ? Et tu la crois ? Hé, c’est sa femme.
— Tu ne connais pas Jenny. Elle est adorable. Non, si elle le dit… »
David sourit, puis rit doucement. Holt le regarda, décontenancé.
« Désolé, Charlie. Dis-toi que les innocents, on n’en voit pas souvent dans ma spécialité. Ils sont à peu près aussi fréquents que le merle blanc. »
Cette idée, néanmoins, fit naître en lui une certaine excitation. Un innocent, en bonne et due forme… Cela méritait un coup d’œil. Il finirait son mémorandum ce soir.
*
« Je suis bien content de vous voir », dit Larry Stafford.
Le gardien referma la porte du parloir privé, et David se leva pour serrer la main de Larry.
« Asseyez-vous, Larry, dit-il en lui indiquant une chaise en plastique.
— Quand allez-vous pouvoir me faire sortir de là ? »
Stafford s’efforçait de conserver son calme, mais on sentait que la panique n’était pas loin, derrière ses yeux bleu pâle et son bronzage de country club.
« On va passer devant un juge dans la matinée, mais il s’agit d’un meurtre, et il n’est nullement obligé de proposer la liberté sous caution.
— Je… j’avais toujours cru… qu’il y avait toujours une possibilité de caution.
— Non, pas dans le cadre d’une inculpation pour meurtre. Si le ministère public s’y oppose, on peut demander une audience. Mais rien ne nous garantit que le juge acceptera de fixer une caution à l’issue de cette audience, si le procureur arrive à convaincre le tribunal que vous êtes peut-être bien le coupable. Et même si le juge en fixait une, elle pourrait être trop élevée pour que vous puissiez la payer.
— Je vois », répondit doucement Stafford.
Il essayait de rester bien droit et de s’exprimer du ton assuré qu’il utilisait lorsqu’il s’entretenait avec les avocats défendant la partie adverse. Sauf que, cette fois-ci, c’était lui le client, et qu’apprendre qu’il risquait de rester en prison érodait légèrement la qualité de son maintien. L’affaissement des épaules et les yeux tournés vers le sol indiquèrent clairement à David que le message commençait à passer.
« Par ailleurs, reprit David, vous êtes avocat et vous avez une bonne situation. Vous êtes marié. Je doute que le bureau du procureur s’oppose à ce qu’on fixe une caution, et je suis à peu près sûr que la plupart des juges seraient prêts à accorder la liberté sous caution. »
Stafford parut se rasséréner, raccroché qu’il était au fétu de paille que David venait de lui tendre. David préférait ne pas donner trop d’espoir à ses clients, mais dans ce cas précis, il avait la certitude que son évaluation de la situation était juste.
« Comment vous a-t-on traité ? »
Stafford haussa les épaules.
« Plutôt bien, à vrai dire. Ils m’ont mis dans une petite cellule où je suis seul dans euh… le quartier solitaire.
— D’isolement.
— Oui. » Stafford prit une profonde inspiration et détourna un instant les yeux. « Tous ces termes… je ne me suis jamais occupé d’affaires criminelles. » Il se mit à rire, mais d’un rire forcé et il changea de position, mal à l’aise sur le siège étroit. « Je n’ai jamais eu envie de m’y intéresser. Aujourd’hui, je regrette de ne pas avoir suivi quelques cours de plus.
— La police a-t-elle déjà cherché à vous interroger ?
— Oh oui ! Tout de suite. Ils ont été très polis. Très attentionnés. L’inspecteur Crosby. Son prénom est Ron, je crois. On m’a très bien traité.
— Lui avez-vous dit quelque chose, Larry ?
— Non, sinon que je n’ai rien fait. Il… il m’a lu mes droits. » Stafford rit de nouveau, nerveusement. « Exactement comme à la télé. J’ai encore du mal à prendre tout cela au sérieux. Je ne peux pas m’empêcher d’avoir l’impression, par moments, que c’est un canular monté par des confrères. Je ne sais même rien de cette affaire.
— Qu’avez-vous dit à la police ? » demanda calmement David.
Il observait attentivement son client. Les gens qui n’étaient pas habitués à se retrouver devant la police ou en prison en racontaient parfois des tonnes aux enquêteurs ayant appris à se montrer polis et attentionnés. Une fois le suspect coupé de ses amis et de sa famille, il était prêt à se livrer à la première oreille complaisante dans l’espoir de trouver un soutien. Les déclarations spontanées d’individus aux abois constituaient souvent les éléments de preuve les plus graves pesant contre eux.
« Absolument rien. Qu’aurais-je pu leur dire ? J’ignore tout de cette affaire.
— D’accord. Bon, il faut que je vous dise un certain nombre de choses, et je tiens à ce que vous m’écoutiez attentivement. Je vais vous expliquer ce que sont nos relations avocat-client. Je sais que vous êtes avocat, mais pour l’instant, vous êtes en détention et inculpé de meurtre ; si bien qu’en tant qu’avocat vous risquez de ne pas fonctionner très bien. On n’est jamais objectif quand il s’agit de nos propres problèmes. »
Larry acquiesça. Il était penché en avant, concentré, buvant les paroles de David.
« Tout d’abord, tout ce que vous me dites est confidentiel. Ce qui signifie que, non seulement je ne répéterai à personne ce que vous m’avez dit, mais que la loi m’interdit formellement de révéler le contenu de nos entretiens.
« Ensuite, il faut que vous me disiez la vérité quand nous parlerons de l’affaire. Non pas parce que je m’offenserais d’un mensonge de votre part, mais parce que si vous m’en dites un, je risque de m’appuyer dessus et de me trouver pris au dépourvu, avec des conséquences graves pour vous. »
David se tut, pour que l’autre se pénètre bien de cette idée. Stafford parut très mal à l’aise.
« Écoutez, Dave… je vais être très clair. Je ne vous mentirai pas pour la bonne raison que je n’ai rien fait. Je n’ai pas besoin de mentir. Toute cette affaire est une erreur grotesque, et je peux vous dire que je vais poursuivre ces enfoirés et que la ville aura craché jusqu’au dernier cent de son Trésor quand j’en aurai terminé. Il y a cependant une chose qui doit être limpide entre nous. Il faut… il faut que je sois sûr que l’avocat qui me défend me croie. Vous comprenez, si vous pensez que je vous mens… Non, je ne mens pas, et je vous affirme que je suis innocent parce que c’est la vérité. » David le regarda droit dans les yeux ; Stafford lui rendit son regard sans vaciller.
« Je ne fais que vous dire, Larry, ce que je dis à tous ceux que je suis chargé de défendre, et pour une bonne raison : moi aussi, je tiens à être clair. Vous n’avez pas besoin d’un avocat qui croie en vous. Vous avez besoin d’un avocat qui vous débarrasse des charges qui pèsent contre vous. On n’est pas à Disneyland, ici. Mais dans la prison du comté de Multnomah. Il y a un certain nombre de gens ayant tous bénéficié d’une excellente formation qui, en ce moment même, conspirent pour vous priver de liberté jusqu’ à la fin de vos jours. Je suis la seule personne à se tenir entre vous et la prison, et je ferai tout ce qui est en mon pouvoir, que je vous croie ou non, pour que vous n’y alliez pas.
« En revanche, si vous avez besoin de quelqu’un pour vous tenir la main, vous dire qu’on croit en vous et à quel point vous êtes un bon gars, je connais un service de baby-sitting qui peut s’occuper de la question. Si vous voulez vous sortir de ce pétrin, c’est une autre histoire, et je serai heureux de m’occuper de votre affaire. » Stafford avait gardé les yeux baissés vers le sol. Quand il releva la tête, il avait le visage empourpré. « Je suis désolé, dit-il. C’est simplement que…
— Simplement que vous avez peur, que vous êtes coupé de votre famille et de vos amis, que vous ne savez pas où vous en êtes et que vous voulez pouvoir penser que quelqu’un est à vos côtés. Eh bien, j’y suis, à vos côtés. Tout comme votre femme, comme Charlie Holt et un tas d’autres personnes.
— Vous avez sans doute raison. Mais c’est tellement… tellement frustrant. J’étais là, assis dans ma cellule à réfléchir… Je ne sais même pas comment tout cela est arrivé.
— Et pourtant, c’est arrivé. Et c’est à cela que nous avons affaire. Pouvez-vous me dire où vous étiez, le soir du 16 juin et tôt le matin, le 17 ?
— C’est à cette date qu’a eu lieu le meurtre ? »
David acquiesça.
« C’était quel jour ? Un jour de la semaine ou pendant le week-end ?
— Le 16 juin était un jeudi.
— Très bien. J’aurais besoin de mon agenda et de parler à quelques personnes pour pouvoir répondre avec certitude, mais j’ai probablement dû travailler au bureau et rentrer ensuite chez moi.
— Jusqu’à quelle heure travaillez-vous, d’habitude ?
— Je reste souvent très tard. Je ne suis toujours qu’un associé, chez Price & Winward. J’espère bien me retrouver assez rapidement partenaire, mais vous savez ce que c’est, n’est-ce pas ? Je me souviens que j’avais un dossier particulièrement compliqué à traiter, à cette époque. J’ai dû rester au bureau au moins jusqu’à sept heures. Peut-être plus tard. Je ne peux rien dire tant que je n’ai pas vu mon agenda.
— Qui se trouve à quel endroit ?
— Chez moi. Jennifer sait exactement où. »
David prit l’information en note.
« Parlons maintenant un peu de vous. Quel âge avez-vous ?
— Trente-cinq ans.
— Formation ?
— J’ai fait mon droit à Lewis et Clark. »
David acquiesça. Il s’agissait d’une faculté de droit privée de Portland.
« Je suis revenu de l’Est pour préparer ma licence.
— Vous êtes de la côte Est ?
— Pas facile de répondre. Mon père était militaire et nous avons beaucoup voyagé. Puis mes parents ont divorcé et j’ai vécu avec ma mère à Long Island, dans l’Etat de New York, jusqu’à ce que je rentre dans l’armée.
— Vous avez été militaire ? »
Stafford acquiesça.
« Avant ou après vos études supérieures ?
— Après le collège mais avant la faculté de droit.
— Êtes-vous entré chez Price & Winward tout de suite après avoir obtenu votre diplôme ?
— Oui. J’ai toujours été chez eux. »
David remarqua quelque chose de particulier dans la manière qu’avait Larry de répondre, mais il poursuivit néanmoins :
« Avez-vous déjà eu maille à partir avec la justice, Larry ?
— J’ai eu un problème une fois, au lycée. Mineur en possession de bière. Cela n’a pas eu de suites.
— Je ne voulais parler que de délits ou de crimes graves, commis après l’âge de dix-huit ans, pour lesquels vous auriez été reconnu coupable par un jury ou un juge, ou pour lesquels vous auriez plaidé coupable.
— Oh non ! jamais rien de tel. »
On frappa à la porte et le gardien passa la tête.
« Il va bientôt être présenté à la cour, monsieur Nash.
— Combien de temps me reste-t-il, Al ?
— Je peux vous donner encore cinq minutes.
— D’accord. Vous n’aurez qu’à frapper. »
La porte se referma et David commença à rassembler et ranger ses affaires. « Nous finirons ce questionnaire plus tard. Je vous retrouve devant le tribunal.
— Je suis désolé d’avoir été aussi bête, tout à l’heure. De…
— Larry, vous subissez en ce moment une pression comme vous n’en avez jamais connue et je considère que vous tenez rudement bien le coup, étant donné la situation. Je vais essayer de trouver ce que le bureau du procureur possède sur vous, après quoi je viendrai vous revoir et nous déciderons d’une stratégie. Essayez de vous détendre autant que possible. Je n’ignore pas que c’est un conseil impossible à suivre, mais vous me payez pour vous tracasser à votre place et ce serait gaspiller votre argent que de faire mon boulot. »
Stafford sourit. Un grand et courageux sourire. Il prit la main de David et la serra avec vigueur.
« Merci d’avoir accepté de prendre cette affaire. Je me sens plus tranquille maintenant que je sais que vous vous en occupez. Vous avez une sacrée réputation, au cas où vous ne le sauriez pas déjà. Et encore une chose. Vous m’avez dit que cela vous importait peu, et je vous crois, mais je tiens à ce que vous sachiez que je suis innocent. Vraiment. »
*
Le téléphone sonna au moment où Monica s’apprêtait à quitter son bureau. Elle eut un instant d’hésitation, puis décrocha.
« Monica ? Ron Crosby à l’appareil.
— Oh ! salut, Ron. J’allais partir pour signifier son inculpation à Stafford et je vais être en retard. Je peux vous rappeler ?
— Non, attendez. C’est justement à propos de lui. A-t-il été libéré sous caution, aujourd’hui ?
— J’en ai parlé au procureur général, et nous ne nous y opposerons pas si David le demande.
— Je vois. Écoutez, je suis peut-être sur quelque chose et… je crois qu’il vaudrait mieux ne pas le laisser sortir.
— Pourquoi ?
— Vous souvenez-vous de notre conversation ? On avait conclu que Stafford donnait de temps en temps quelques coups de canif à son contrat de mariage, sans cependant prendre les risques que ferait courir une liaison. Bref, il se serait rabattu sur une prostituée et aurait paniqué en comprenant qu’il s’agissait d’une femme policier.
— C’est en effet ce que je pense, répondit Monica. C’est sa femme qui a l’argent. En cas de divorce, il souffrirait davantage qu’elle sur ce plan.
— Exact. C’est la thèse que tout le monde a adoptée. Dans ce scénario, on voyait avant tout Darlene comme un flic. En réalité, elle était pour lui une prostituée. Et elle a peut-être été tuée pour ça, parce que Stafford la prenait pour une prostituée.
— Je ne comprends pas.
— J’ai fait mes petites vérifications. Stafford n’a jamais été condamné ni arrêté pour quoi que ce soit, mais j’ai tout de même trouvé quelque chose. Ce n’est pas la première fois qu’il a un problème avec une prostituée. »
*
Le gardien ouvrit la porte d’acier de la cellule et dit à Larry que le moment était venu de passer devant la cour. Il fit preuve de plus de politesse et de déférence qu’avec les autres prisonniers, ce qui mit Larry mal à l’aise. Un autre gardien ouvrit la porte qui reliait le quartier de détention au tribunal. Sur le seuil, Larry hésita. Il aurait voulu disparaître dans un trou de souris. David s’était arrangé pour éviter à son client d’être présenté en uniforme de détenu devant tous ces gens qu’il connaissait, mais le fait de porter ses vêtements personnels ne l’empêchait pas de ressentir de la honte, et cette impression de nausée, au creux de l’estomac, qui n’avait fait qu’empirer depuis son arrestation.
Il se fit un silence gêné lorsqu’on conduisit Stafford dans la salle du tribunal. Les autres avocats détournèrent la tête. Le juge, devant lequel il avait encore plaidé une semaine auparavant, plongea le nez dans ses dossiers. L’huissier, un jeune homme qui suivait des cours du soir en droit et avec lequel il avait parfois bavardé pendant des suspensions d’audience, refusait de le regarder.
David s’avança vivement vers lui et commença à lui expliquer ce qui allait se passer. Larry aurait bien voulu voir Jennifer mais n’arrivait pas à se résoudre à se tourner vers la partie réservée au public, noire de monde. Il avait le sentiment qu’il tiendrait mieux le coup en regardant droit devant lui. Il ne désirait qu’une chose, engourdir tous ses sentiments, se pétrifier le cœur et fondre sur place.
Ils avaient franchi la barre et se trouvaient maintenant en face du juge Sturgis. Une jeune femme séduisante lisait les charges qui pesaient contre lui, mais il n’arrivait pas à associer ce qu’elle disait avec lui-même. C’était d’un autre Larry Stafford qu’elle parlait. Pendant tout ce temps, il se concentra sur un point juste au-dessus de la tête du juge, s’efforçant de rester bien droit.
« Maître David Nash, votre honneur. Mr Stafford m’a chargé d’assurer sa défense.
— Très bien, maître.
— Je souhaiterais, votre honneur, soulever la question de la remise en liberté sous caution. Mr Stafford a été arrêté la nuit dernière. Comme la cour le sait, Mr Stafford est membre du barreau, il est marié, et il exerce des responsabilités dans un cabinet fort respecté…
— Oui, monsieur Nash, l’interrompit le juge, se tournant vers Monica. Vous opposez-vous à la remise en liberté sous caution, madame le substitut ?
— Oui, votre honneur. L’Etat est pour le moment opposé à ce que le prévenu soit remis en liberté sous caution. »
David voulut dire quelque chose, mais se reprit et s’adressa à la cour. « Dans ce cas, nous aimerions que soit fixée une audience pour statuer sur cette question aussi vite que possible, votre honneur. »
Monica se tourna vers lui.
« Je dois avertir l’avocat de la défense que nous allons présenter l’affaire devant le grand jury dès cet après-midi et que nous espérons faire comparaître Mr Stafford devant le tribunal du circuit d’ici un ou deux jours.
— Nous allons tout de même fixer une date d’audience, mademoiselle Powers, dit Sturgis. Vous pouvez représenter votre demande dans le cadre du tribunal du circuit, monsieur Nash.
— Il faut que je reste en prison ? murmura Stafford.
— Oui », répondit David.
Il regarda Monica, mais elle paraissait mal à l’aise et détourna les yeux – volontairement, crut-il comprendre.
« Mais je croyais…
— Je sais. J’ignore ce qui se passe, mais je vais faire ce qu’il faut pour l’apprendre dès que l’audience sera levée. »
Le greffier donna une date et David la nota. On appela l’affaire suivante et Monica se leva pour partir. David la toucha au coude.
« Pourrais-je te parler une minute ? »
Elle parut tout d’abord indécise, puis acquiesça.
« Je t’attendrai dans le hall », répondit-elle, le quittant aussitôt.
« Larry, dit alors David à Stafford, je vous recontacte très vite. Il faut que je découvre ce qui motive cette opposition à votre remise en liberté.
— Il faut absolument me faire sortir d’ici. » Le gardien faisait signe à Stafford de revenir vers le quartier de détention tandis qu’on introduisait un nouveau détenu devant la cour. « Vous n’imaginez pas ce que c’est, là-dedans.
— L’audience est pour dans quelques jours, et tout ceci sera éclairci. Je…
— Je ne suis pas sûr de pouvoir tenir dans ce cloaque puant deux jours de plus. Je veux sortir, bon Dieu ! C’est pour ça que je vous ai engagé. »
David s’arrêta et regarda son client droit dans les yeux. Il parla d’une voix calme, mais ferme :
« Larry, il faudrait commencer à envisager le fait que, coupable ou innocent, vous êtes soupçonné d’un crime. Vous ne pourrez peut-être pas sortir de prison. Le procureur général peut convaincre le juge que la liberté sous caution n’est pas souhaitable. Vous devez vous reprendre, si vous ne voulez pas être une loque le jour de votre procès. »
Stafford respirait fort, et David vit une veine battre rapidement à sa tempe. Soudain, les épaules de l’homme retombèrent, sa respiration se calma.
« Vous avez raison. Je suis désolé. Je devrais en savoir assez sur le fonctionnement d’un tribunal pour comprendre que tout prend du temps. Il n’y a pas de raison qu’il en aille autrement sous prétexte que c’est moi qui ai des ennuis.
— Bien. Je suis content que vous le reconnaissiez. On se voit bientôt, Larry. »
*
Monica attendait dans le hall, près des ascenseurs.
« À quoi ça rime, toute cette histoire ? demanda David.
— Nos services s’opposent à ce que ton client soit remis en liberté.
— Oui, j’ai bien compris, dit David avec un geste vers la salle du tribunal. J’aimerais bien savoir pour quelle raison. Stafford n’est pas un drogué qui va prendre la poudre d’escampette dès qu’on lui aura ouvert les portes de la prison. Il est marié, il a un boulot et…
— Je sais tout cela. Ce qui ne change rien.
— Mais enfin, pourquoi ? Qu’avez-vous sur lui ?
— Tu sauras tout le moment venu, lorsqu’il comparaîtra devant le tribunal », répondit abruptement Monica – quelque chose la tarabustait.
« Je connais la procédure, Monica. Mais je te demande maintenant, en tant que collègue qui…
— Écoute, David, je préfère t’avertir. Cette affaire est différente. Pas question de ne pas suivre la procédure à la lettre. Comme dans le manuel.
— Houla ! doucement. J’ai toujours été correct avec toi, il me semble.
— Oui. Mais cela n’a rien à voir avec toi ou moi. L’affaire est différente, et je suis sérieuse. Elle comporte certains éléments que tu ne connais pas.
— Quoi, par exemple ? »
Les portes de la cabine s’ouvrirent et Monica monta. « Je n’ai pas le droit d’en parler et je n’en parlerai pas. Désolée. »
David regarda les portes se refermer et retourna vers le tribunal. Jamais, jusqu’à ce jour, Monica ne s’était comportée ainsi et il en était troublé. D’habitude, ils discutaient des procès auxquels ils prenaient part, lui au titre d’avocat de la défense, elle de représentante du ministère public. Ils s’efforçaient d’être aussi honnêtes que possible l’un vis-à-vis de l’autre, dans le cadre des règles du jeu. Larry Stafford avait produit une impression favorable sur David, mais Monica prétendait que l’affaire n’était pas aussi simple qu’il y paraissait. Cela signifiait-il qu’elle détiendrait des preuves accablantes de la culpabilité de Stafford ? Celui-ci lui aurait-il menti en prétendant être innocent ?
Les portes du tribunal s’ouvrirent et quelqu’un l’appela. Il leva la tête et vit Charlie Holt s’approcher. Il n’avait pas remarqué sa présence dans le public.
« Comment se fait-il qu’il n’y ait pas eu de caution fixée ? »
David ne répondit pas. Il dévorait des yeux la jeune femme ravissante qui suivait l’avocat d’affaires.
« Oh ! désolé, dit Charlie. Dave, je te présente Jennifer Stafford. »
Sauf que c’était sous le nom de Valérie Dodge que David avait fait sa connaissance.
*
« Je suis désolée, David. J’aurais préféré ne pas te mentir, mais… » – sa voix mourut et elle se mit à contempler ses mains, qu’elle serrait très fort sur ses genoux.
David était assis en face d’elle. Ils avaient tous les deux réussi à poursuivre une conversation normale pendant le trajet jusqu’au cabinet. Charlie avait été trop distrait pour remarquer la tension qui régnait entre eux. David avait demandé à son ami de patienter dans la salle d’attente et avait fait passer Jennifer dans son bureau, où elle s’était assise sans le regarder.
« Je ne sais pas si je dois continuer à m’occuper de l’affaire », dit-il.
Elle leva brusquement la tête, surprise.
« Oh ! il le faut. Je t’en prie, David. Larry a besoin de toi, dit-elle.
— Je ne suis pas convaincu d’être la personne la mieux placée pour défendre ton mari.
— Pourquoi ? Parce que nous avons couché ensemble ? Je t’en prie, David. Je ne sais pas pourquoi j’ai… Nous nous étions disputés, et je… » Elle secoua la tête. « C’était la première fois que je faisais une chose pareille. Il faut me croire.
— Je te crois. Ça n’a pas d’importance. Mais on attend d’un avocat qu’il soit objectif, qu’il n’y ait pas d’enjeu affectif pour lui dans une affaire. Et là, comment dois-je m’y prendre ? »
Elle se mit de nouveau à regarder ses mains et David s’enfonça dans son fauteuil, s’efforçant de conserver son sang-froid. Le choc de cette rencontre inopinée commençait à s’atténuer et il se sentait envahi par une profonde dépression.
« Lorsque Charlie a proposé ton nom… j’ai tout d’abord voulu refuser, mais je n’ai pas pu. Il fallait que Larry ait le meilleur avocat possible. Je ne peux pas le laisser… »
Elle s’interrompit. David fit légèrement pivoter son siège de manière à ne plus être tourné vers elle.
« Est-ce que tu l’aimes ? »
Elle leva les yeux vers lui mais ne répondit pas.
« Je t’ai demandé si tu aimais ton mari. »
Il n’avait pas vraiment envie de le savoir, en fait. Il lui avait posé la question pour la blesser. Il se sentait en proie à la confusion, trahi.
« Pas ça, je t’en prie. »
La voix de Jennifer était réduite à un murmure et il craignit qu’elle se mît à pleurer.
« Est-ce que tu aimes ton mari ? insista-t-il d’un ton impérieux.
— En quoi c’est important ? Est-ce que tu poses la question à toutes les femmes qui viennent te demander leur aide ? Cela ne suffit-il pas que je te la demande ? »
Il n’arrivait toujours pas à la regarder en face. Elle avait raison, et il s’en rendait compte. Il se comportait en insensé. En enfant. Pour lui apporter cette aide, cependant, il allait devoir élever entre eux une barrière qui serait peut-être impossible à abattre ensuite. Il fit de nouveau pivoter son siège vers elle. Elle se tenait bien droite et le regardait.
« Je pourrais te donner les noms de plusieurs autres avocats. Tous très compétents.
— Non, c’est toi que je veux. J’ai confiance en toi. Je sais que tu peux tirer Larry de là.
— Qui est cette Valérie Dodge ? » demanda-t-il.
Elle rougit, puis sourit.
« Dodge est mon nom de jeune fille. Le prénom… Valérie… Je l’ai emprunté à un feuilleton télévisé. Je ne savais pas que répondre, et c’est la première idée qui m’est venue à l’esprit. »
David se mit à rire. Elle hésita une seconde, pour s’assurer que son hilarité était bien réelle, puis elle se joignit à lui. Un rire nerveux, à vrai dire – le soulagement dû à la tension qui venait de se rompre.
« J’ai tout fait pour essayer de te retrouver, tu sais. J’ai appelé le comité de campagne de Bauer, épluché les annuaires.
— Moi aussi, j’ai pensé à toi. Il m’arrivait par moments de vouloir… Mais je ne pouvais pas. Larry et moi… nous avons eu des problèmes. Il travaille très dur, et… Ce qui s’est passé cette nuit-là s’est passé, un point c’est tout. Tu ne peux pas laisser tomber Larry à cause de cela. Que je ressente pour lui de l’amour ou bien… Il est mon mari, et… »
Elle s’interrompit une fois de plus et ils se regardèrent. Ce fut au tour de David de détourner les yeux. Il se sentait très fatigué.
« J’ai besoin de réfléchir, Jennifer. Les choses sont embrouillées dans ma tête, pour le moment, et il me faut un peu de temps pour éclaircir tout ça.
— Très bien.
— Je t’appellerai demain matin et te dirai ce que j’ai décidé. »
Il se leva et elle en fit autant. Il ouvrit la porte et la tint pour elle. Ils furent un instant tout près l’un de l’autre. À quelques centimètres. La main de David se contracta sur le bouton de porte tandis que le parfum de Jennifer l’étourdissait. Il eut envie de la prendre dans ses bras. Elle le sentit et fit semblant de ne pas s’en rendre compte. L’instant passa, et il ouvrit le battant en grand. Après son départ, il alla s’asseoir à son bureau et y resta longtemps, immobile.